Tutoyer son chef n’est pas exclusivement le produit (…) d’un « feeling » entre personnes : le recours à des données quantitatives permet de faire ressortir clairement l’existence de règles d’adresse toujours agissantes dans la vie professionnelle ; le tutoiement, s’il est majoritaire, reste bien l’objet d’une codification dépendant des rapports sociaux entre le subordonné et son chef (…). La pratique du tutoiement n’est cependant pas homogène dans toute la population salariée prise en compte dans le champ de l’étude, et cette apparente hégémonie du tutoiement cache des disparités très accusées. Ainsi, les salariés du secteur public tutoient notablement moins leur chef que ceux du privé.
Nous avons notamment vu que les hommes, quel que soit leur niveau hiérarchique, tutoient toujours plus leur chef que les femmes et que ces dernières, même sous l’autorité de femmes, semblent toujours moins opter pour le « tu ». On a également pu voir que la fréquence du tutoiement était proportionnelle au niveau hiérarchique : on « se permet » d’autant plus de tutoyer son chef qu’on est soi-même élevé dans la hiérarchie professionnelle. Enfin, nous avons vu que l’âge et la génération jouaient également un rôle : l’âge parce que le tutoiement est toujours plus facile avec nos congénères ; la génération parce que les salariés les plus âgés semblent les plus respectueux des règles d’adresse. Ce dernier résultat nous pousse à faire l’hypothèse d’une raréfaction progressive du vouvoiement au travail (…). Les marqueurs langagiers de la hiérarchie semblent s’affaiblir, au même titre que d’autres formalismes, notamment vestimentaires.
Nous avons ensuite vu comment le tutoiement pouvait être le marqueur de changements organisationnels allant dans le sens d’une diffusion de pratiques d’inspiration néo-managériale où cohabitent étroitement l’autonomie, le travail par projets et une plus forte redevabilité du travail : le relâchement formel dans les interactions s’accompagne volontiers de plus de comptes à rendre, à travers l’assignation d’objectifs chiffrés débouchant sur des évaluations périodiques. On peut dès lors voir dans le tutoiement le signe d’une transformation des rapports de pouvoir dans les organisations, libérant les cadres de contact de leurs fonctions de coercition directe, de surveillance et de contrôle du travail — lesquelles s’accompagnaient volontiers d’une déférence forcée de la part des subordonnés —, sans toutefois que disparaissent totalement les rapports de pouvoir liés à l’exercice d’une fonction hiérarchique. |