Pour le chap. Vote : un article sur la participation aux européennes
Européennes, le retour aux urnes ?
Par Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, POLITISTES
Contre toute attente, les élections européennes ont vu s’enrayer la mécanique d’inexorable progression de l’abstention. Mais si la participation a repassé la barre symbolique des 50 %, il ne faut pas oublier que ce chiffre masque de grandes disparités entre les groupes sociaux, de très nombreux citoyens demeurant encore à l’écart des urnes.
Pour la première fois depuis vingt-cinq ans, la participation électorale aux élections européennes a repassé la barre symbolique des 50% d’inscrits, mobilisant un citoyen français sur deux en capacité de voter, quand l’abstention s’était, depuis le tournant des années 2000, stabilisée à un niveau élevé : 59 % en 2009 et encore 57% en 2014. Cette remobilisation relative d’une partie de l’électorat potentiel suscite d’autant plus d’intérêt qu’elle constitue une surprise au regard des records attendus d’abstention : selon les sondages qu’ils prenaient pour référence, les médias avaient préparé les esprits à enregistrer a minima 57 % d’abstention – le taux atteint en 2014- quand d’autres annonçaient jusqu’à 60%.
Il convient de ne pas minimiser la réalité de la dynamique observée le 26 mai 2019, à bien des égards à contre-tendance de ce qu’on observe depuis plus d’une décennie, au cours de laquelle l’abstention n’a cessé d’augmenter pour tous les types de scrutin. En juin 2017, le record historique de 57 % d’abstention enregistré au 2ème tour des législatives marquait même symboliquement le fait que ce scrutin national fondateur de notre démocratie ne se révélait désormais pas plus capable d’intéresser les citoyens que les Européennes traditionnellement les moins attractives de toutes nos élections.
Comment comprendre, dans ce contexte, ce qui s’est passé dimanche, perceptible aussi bien depuis le centre de Paris que depuis les quartiers populaires de Saint-Denis, la participation électorale ayant progressé partout de 8 points environ par rapport aux dernières Européennes ?
Un Président « candidat » qui a mobilisé pour et contre lui
D’abord, en évoquant la question du calendrier électoral. Dans un pays où les années sans scrutin sont rares, les Européennes de 2019 surviennent après une période de deux années entières sans élection, ce qui n’était le cas ni pour celles de 2014, ni pour celles de 2009. Elles constituent donc les premières élections intermédiaires, après une présidentielle et des législatives qui ont bouleversé le paysage partisan et porté une promesse de changement. Quasi systématiquement défavorables au pouvoir en place, les scrutins intermédiaires enregistrent traditionnellement une abstention différentielle : alors qu’une partie de ceux qui ont donné leur suffrage au Président de la République quelques temps auparavant, déçue, se tient à distance des urnes, les candidats de l’opposition peuvent plus facilement mobiliser leurs électeurs, motivés par l’espoir d’une nouvelle alternance.
Les résultats enregistrés le 26 mai attestent que ce scrutin ne présente pas toutes les caractéristiques habituelles des élections intermédiaires. Le parti du Président et ses alliés ont en effet échappé aux conséquences les plus fragilisantes pour le pouvoir en place tant au regard du vote sanction que de l’abstention sanction. D’abord parce que la liste de Nathalie Loiseau est parvenue à rassembler quasiment autant de voix que le candidat Macron lors du 1er tour de la présidentielle. C’est le renouvellement probable, dans des proportions importantes qui restent à affiner, de son électorat, qui explique que le chef de l’État n’ait pas subi les effets politiques habituels de la désaffectation des déçus.
L’appel au vote utile pour faire barrage au RN, quelques jours avant le scrutin, a probablement eu avant tout pour effet de rassembler au profit de la liste LREM-Modem les suffrages des électeurs de la droite centriste qui avaient fait le choix de François Fillon au premier tour de la Présidentielle. Plus aisé, plus âgé, plus diplômé, cet électorat particulièrement constant dans sa pratique électorale a vraisemblablement à cette occasion franchi un cap dans le rapprochement avec le gouvernement qui s’était déjà esquissé au fil des mois. Des électeurs de centre gauche au même profil sociologique, portés par cette logique du vote utile, ont en faisant le choix de la liste Renaissance également contribué à éloigner le risque du vote sanction pour le gouvernement. Cette attractivité renouvelée du Président a compensé les effets de l’éloignement pourtant avéré dans les enquêtes d’une partie de ses électeurs du 22 avril 2017, qui soit ne s’est pas déplacée – nous y reviendrons – soit a opté pour d’autres candidats.
Car en s’investissant personnellement dans les derniers jours de campagne, en multipliant les adresses aux catégories les plus abstentionnistes en particulier les jeunes, via des supports de communication adaptés, Emmanuel Macron a sans doute aussi contribué à mobiliser lui-même les catégories qui ne lui étaient pas favorables. En incarnant un camp dans une campagne écartelée entre 34 listes menées par autant de candidats quasiment tous inconnus du grand public, le Président a renforcé l’interprétation référendaire du scrutin proposée par le Rassemblement National. Ce faisant, il a notamment réactivé la détestation dont il est personnellement l’objet dans certaines catégories de la population, offrant un exutoire à une nouvelle version du vote de classe dont Jordan Bardella a manifestement profité le 26 mai.
De la rue aux urnes
Le contexte politique général marqué, en 2019, par deux grands types de mobilisation contestataires récurrentes vectrices de politisation pour des catégories peu habituées à se faire entendre, explique aussi que le scrutin du 26 mai n’ait pas complètement échappé aux logiques de l’élection intermédiaire.
D’une part, et autant qu’on puisse en connaître la sociologie, le mouvement des Gilets jaunes a mobilisé depuis novembre des citoyens issus de petites classes moyennes fragilisées dont beaucoup vivaient leur première expérience d’engagement. Or, certains indicateurs laissent penser que les participants, sur les ronds-points comme dans les centre-villes où se sont déroulées les manifestations, ont investi les urnes après avoir tenté de se faire entendre depuis la rue. Surtout, au-delà des participants directs, le mouvement a pu stimuler la participation électorale de votants intermittents issus des catégories populaires, encouragés à exprimer leur désarroi à l’occasion de ce scrutin, en écho sinon en soutien aux Gilets jaunes. D’autres votants intermittents issus des mêmes catégories peuvent s’être à l’inverse déplacés cette fois-ci avec pour objectif de soutenir le gouvernement dans sa politique de retour à un ordre perturbé par plusieurs mois de mobilisation de rue.
La mobilisation en faveur du climat qui a vu nombre de jeunes prendre la rue les vendredis, en France comme ailleurs en Europe, a pu produire le même type d’effet mobilisateur. En politisant une partie de la jeunesse, elle a sans doute fonctionné comme un déclencheur de mobilisation électorale, et renforcé l’effet de la campagne, elle-même courte et difficilement déchiffrable pour d’autres que les initiés. Les mots de Yannick Jadot tout comme la consécration par nombre de candidats de l’importance de l’enjeu écologique sont, dans ce contexte, devenus plus audibles et ont peut-être facilité le cumul des répertoires d’action politique.
Ces élections confirmeraient ainsi l’attractivité du vote pour celles et ceux qui cherchent à se faire entendre dans l’espace public. Elle montrent a minima que pour certains jeunes et certaines populations en situation de fragilité économique, tout simplement introuvables dans les espaces du grand débat national voulu par le Président de la République mais dont les sondages post-électoraux indiquent qu’ils auraient plus voté cette année qu’en 2014 même s’ils restent globalement sous-représentés dans les urnes, il reste à ce jour plus aisé de produire un vote dans une école près de chez soi que de répondre aux invitations à s’exprimer dans les espaces marqués par la solennité républicaine.
Il suffit de rappeler que ce sont 23 millions de citoyens qui se sont déplacés pour voter le 26 mai, contre seulement 1,5 millions d’entre eux qui auraient, selon les chiffres officiels, participé au Grand Débat via des réunions locales, la rédaction de contributions à la plateforme, de courriers ou des cahiers citoyens. Autant d’incitations à poursuivre les efforts visant à faciliter et améliorer l’exercice effectif de la citoyenneté électorale, sans la sacrifier au profit des dispositifs de consultation alternatifs dont est porteuse une démocratie participative encore bien peu inclusive et dont on a pu mesurer au cours des derniers mois qu’elle a également un coût.
Une abstention majoritaire avec les non-inscrits, donc inégalitaire
Puisque le niveau de la participation fait en partie les résultats de l’élection, il convient enfin de rappeler qu’un scrutin auquel ne participe qu’un inscrit sur deux à l’échelle nationale reste un scrutin dont le résultat est porteur d’inégalités sociales de participation électorale. Il suffit pour s’en convaincre de faire varier les échelles d’observation de la participation. Si 65 % des inscrits du 5ème arrondissement de Paris ont pris part au scrutin de dimanche, tout comme 59 % de ceux de Saint-Germain-en-Laye, c’est à peine un tiers des inscrits qui se sont déplacés à Roubaix, à Villiers le Bel, à Garges-lès-Gonesse ou encore à Saint-Denis. Et à l’échelle des quartiers les plus populaires de cette commune francilienne symbolique de la banlieue rouge, la participation est de l’ordre de 25 %. Elle est, dans tous les cas, supérieure partout d’une dizaine de points à ce qu’elle était aux Européennes de 2014.
Mais, sans même compter les non-inscrits qui y sont aussi plus nombreux qu’ailleurs, elle laisse tout de même encore à l’écart des urnes les trois quarts des inscrits de ces territoires dont les habitants cumulent les facteurs prédisposant à l’abstention en étant en moyenne plus jeunes, moins diplômés et plus fragiles économiquement que la moyenne. Les données de sondages produites par IPSOS pour 2019 confirment ce que les enquêtes Participation de l’Insee établissent au fil des scrutins, à savoir que l’écart qui sépare le vote des plus jeunes de la catégorie qui vote le plus, celle des 59-64 ans, est d’environ 35 points de pourcentage quand le niveau de salaire alimente des écarts de participation significatif d’une quinzaine de points. L’écart de 5 points enregistré entre la participation des femmes et celle des hommes, plus importante, mérite également d’être interrogée car si elle était confirmée par des données plus solides et des analyses statistiques plus sophistiquées, elle constituerait une nouveauté inquiétante.
Il ne faudrait donc pas qu’une meilleure participation que celle dramatiquement basse annoncée dans les médias avant le scrutin conduise à oublier l’essentiel, qui réside dans l’éloignement des urnes et, au-delà, des institutions, d’une partie importante de la population, dont le désenchantement politique alimente le scepticisme et le repli sur la sphère privée plus encore que la contestation ou la révolte dans l’espace public. Les données de l’enquête participation 2017 de l’INSEE, comparées à celles des présidentielles et législatives précédentes, montraient déjà que la proportion d’abstentionnistes constants, jusque-là contenue autour de 10 % des inscrits, atteignait désormais les 15% quand les votants constants, qui ont longtemps représenté une bonne moitié des inscrits, n’en rassemblaient plus qu’un tiers.
Le contexte politique reste emprunt du sentiment de plus en plus diffusé dans les milieux populaires que voter ne change rien, sentiment qui peut aussi bien alimenter l’abstention résignée que la participation désenchantée de ceux qui n’y croient plus vraiment tout en continuant de se rendre de temps en temps aux urnes par habitude, par devoir civique ou par envie de maintenir encore l’espoir qu’un autre avenir demeure possible pour eux. Dans ce cadre, on comprend combien il parait hasardeux de tirer trop vite les leçons d’une hausse des chiffres de la participation.
S’il est par définition impossible de savoir si ce retour tout relatif aux urnes constitue la prémisse d’un basculement dans un nouveau cycle de remobilisation électorale ou une simple parenthèse dans une histoire récente marquée par la mise à distance des institutions, l’importance du vote désenchanté devrait inciter, au-delà des chiffres de l’abstention, à questionner encore et toujours la capacité d’inclusion de notre démocratie représentative.
Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen
POLITISTES, CO-DIRECTEURS DE LA CHAIRE CITOYENNETÉ DE SCIENCES PO SAINT-GERMAIN-EN-LAYE
Source : AOC, 31 mai 2019